Chapitre 7 : Comment se connecter au réel ? Se connecter aux autres

Nous avons vu comment se connecter à soi-même, tant à la réalité objective que subjective de soi-même. En effet, nous avons élaboré une démarche nous permettant de formuler des réponses aux questions “Que suis-je ?” et “Qui suis-je ?” qui se basent sur des éléments de réalité objectifs, autrement dit, sur le réel.


Nous sommes des animaux sociaux et nous interagissons constamment avec nos congénères. Penchons-nous à présent sur la délicate et cruciale question de comment accéder à la réalité subjective des autres, cruciale pour vivre ensemble.

Accéder à la réalité subjective de l’autre

De fait, la réalité subjective de l’autre appartient à l’autre. Ce qu’il pense, imagine, désire, ressent physiquement, émotionnellement ou sentimentalement relève de son expérience subjective intérieure. Si Paul pleure, nous pouvons voir les larmes couler sur ses joues, elles ont une existence objective et tout le monde va voir les mêmes larmes. En revanche, l’émotion ressentie par Paul n’est pas visible directement. On peut supposer que Paul est triste car les pleurs sont souvent associés à la tristesse … mais pas que. En effet, corrélation n’est pas causalité. Elles peuvent être de joie, de reconnaissance, de frisson de voir ou d’entendre une œuvre d’art. Pour savoir à quelle émotion, sensation, pensée … autrement dit, la réalité subjective, correspondent ces larmes, nous devons le demander à Paul, il doit nous le dire.


Pour accéder à la réalité subjective de l’autre, nous devons le questionner : Comment te sens-tu ? Que penses-tu ? Que vois-tu ? Qu’entends-tu ? Qu’es-tu en train d’imaginer ? Que comprends-tu ?




Mais cela ne s’arrête pas là, car de ce que nous entendons, nous allons nous en faire notre propre représentation subjective. Tout comme la réalité objective, nous n’accédons jamais à la réalité subjective des autres. Nous ne pouvons que nous en faire une représentation, un film, une carte. L’art de la communication, c’est de faire coïncider les cartes des uns avec celles des autres. Plus elles coïncident, mieux nous communiquons, mieux nous nous comprenons. Plus elles sont éloignées les unes des autres, plus il y a de quiproquos, de malentendus, d’incompréhensions, … avec toutes les conséquences délétères et mortifères qui vont avec. 



Accéder à la réalité subjective de l’autre passe par l'interprétation que je vais faire de ce que l’autre me dit.


Accéder à la réalité subjective de l’autre nous amène donc à communiquer, à faire partager par l’autre ce qui se passe dans son monde, c'est-à-dire dans son corps, dans son coeur et dans sa tête. Lui seul peut nous l’exprimer. Il convient donc de le lui demander avant de s’en faire une représentation qui, immanquablement, sera partiale et partielle, et qui le sera d’autant plus que nous jugeons uniquement à partir de ce que nous percevons. 


Il convient de ne pas juger hâtivement ce qui se passe dans le monde des autres et de faire l’effort de se mettre à leur place. On ne peut pas savoir ce que vit une personne sans s’être, autant que faire se peut, glissé dans son costume, sans avoir marché dans ses baskets. Il est facile de juger et de croire, bien confortablement installé dans son monde, que l’on aurait fait mieux qu’elle. Mais lorsque l’on s’y trouve, à sa place, en réalité, il arrive souvent que l’on revienne sur sa première appréciation et que d’un jugement critique nous basculions vers une bienveillante compassion. C’est ce que j’expérimente très souvent dans mon travail d’accompagnement. Connaître toutes les facettes du vécu d’un être humain, tant ce qui se joue sur la scène visible que dans les coulisses, la cave et le grenier, permet de prendre beaucoup de distance avec les représentations que l’on se fait uniquement sur la base des éléments observables.


Ainsi, la compréhension de ce qui se passe dans le monde des autres est-elle le meilleur antidote au jugement. Mais se comprendre, qu’est-ce à dire ?

Se comprendre, qu’est-ce à dire ?


Une des définitions du CNRTL est la suivante : se représenter nettement le sens de ce que l'on se dit l'un à l'autre. Plutôt raccord avec ce que j’en dis dans cet ouvrage, non ?


Se comprendre : se représenter nettement le sens de ce que l'on se dit l'un à l'autre.




Bernard Werber a écrit : “Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous voulez entendre, ce que vous entendez, ce que vous croyez comprendre, ce que vous voulez comprendre, et ce que vous comprenez, Il y a au moins dix possibilités (mais en réflexion pour la dixième …) de ne pas se comprendre. Mais, essayons quand même.”

Bien communiquer, c'est faire en sorte que le message compris par le récepteur corresponde au message que l'émetteur a voulu faire passer, et se comprendre, c’est lorsque le message reçu pour l’un correspond au message émis par l’autre. La communication entre deux individus est une responsabilité partagée entre l’émetteur et le récepteur. L’émetteur doit veiller à s’exprimer clairement, poser des questions pour s'assurer d'avoir bien été compris, demander une reformulation. Le récepteur pour sa part doit écouter activement (présence) jusqu'au bout (en silence) sans juger ni interpréter, poser des questions, reformuler.


Ainsi, une clé très simple et très efficace de bonne communication consiste à reformuler ce que l’on a compris ce qui permet de vérifier que la représentation que l’on se fait coïncide avec celle de l’autre. 


Reformuler ce qui a été compris permet de vérifier que la représentation de l’un coïncide avec celle de l’autre.


Et lorsque cela coïncide, alors on se comprend. 


Sans cette vigilance et ce travail de reformulation, on prend le risque d’avoir l’illusion de se comprendre, illusion qui vole en éclat lorsque le réel finit par mettre à jour les quiproquos, malentendus, ambiguïtés non clarifiées.  


Par exemple, la phrase “Le président n’est pas mort comme on l’a dit” peut se comprendre de plusieurs façons. 

1) Le président n’est pas mort, comme on l’a dit. Autrement dit, contrairement à ce qui a été dit, le président n’est pas mort, il est donc toujours vivant.

2) Le président n’est pas mort comme on l’a dit. C'est-à-dire qu’il est bien mort, mais pas de la façon dont on l’a dit. 

Sans parler de savoir si l’on parle de sa mort biologique, politique, … ou encore si c’était de rire qu’il mourrait en lisant toutes les âneries écrites à son sujet.  



Ou encore “Je me ferais un un petit jeûne” n’a pas la même signification que “Je me ferais bien un petit jeune”.



Bien se comprendre est parfois une question de vie ou de mort. “Venez manger, les enfants !” ne veut pas dire “Venez manger les enfants !”. Bien sûr, à l’écrit, la ponctuation ou l'orthographe aident à ne pas faire de confusion. Mais dans la communication orale, la vigilance est de mise. C’est la raison pour laquelle, dans certaines circonstances, des mesures drastiques de vérification sont prises afin d’éviter des erreurs de ce type : le directeur d’un centre pénitentiaire reçoit un appel. Il entend et comprend “Grâce annulée, exécution” et procède à l’exécution du condamné … par erreur car le message initial était “Grâce, annuler exécution”. Entre ce que l’un pense et ce que l’autre comprend, la dé-coïncidence peut être totale, et les conséquences tragiques. 



Nous avons tous et chacun notre part de responsabilité dans le vaste projet de se comprendre les uns les autres. J’espère qu’après avoir lu ce livre, vous serez un peu plus outillé pour prendre la vôtre et contribuer ainsi au bien commun de la communauté humaine. Car s’il est une réalité indiscutable, c’est que nous sommes condamnés, jusqu’à preuve du contraire, à vivre ensemble en partageant cette portion de l’espace-temps du système solaire qu’est la planète Terre. Comment faire en sorte de bien vivre ensemble ? Et pourquoi pas, soyons fou, d’ensemble, vivre bien ?


Vivre ensemble sur un socle commun de réalité ...


Que ce soit dans la coopération, la compétition, ou l’indifférence, nous partageons un espace commun que nous appelons la planète Terre. Il s’y passe des choses, le réel se déroule sous nos yeux. Il se déroule tel qu’il est, que nos yeux soient ouverts ou fermés. Quelle que soit la façon dont nous percevons notre environnement et les explications que nous donnons aux phénomènes qui s’y produisent, celui-ci est le même pour tout le monde. Le climat, les mouvements tectoniques, la raréfaction des ressources, la baisse de la biodiversité, l’accumulation de déchets de toutes sortes, ou encore les météorites qui passent à proximité de la Terre, tous ces phénomènes se produisent de la même façon pour tout le monde indépendamment de nos désaccords sur leur existence ou sur les causes qui les provoquent. 


En revanche, ce qui diffère, c’est la façon dont chacun se représente son environnement d’une part, et la façon dont chacun se comporte et souhaite évoluer dans cet environnement d’autre part. Le réel est tel qu’il est, les phénomènes et les problématiques qui en découlent pour les êtres humains sont ce qu’ils sont. Mais la façon dont nous, êtres humains, y faisons face, tant individuellement que collectivement, est intimement liée à la façon dont nous nous représentons le monde et les problèmes qui se posent à nous. De sorte qu’à  l’extraordinaire complexité inhérente au réel objectif s’ajoute l’incommensurable complexité de nos réalités subjectives. On n’est pas sorti de l’auberge !


Et nous sommes d’autant moins sortis de l’auberge que pour résoudre les grands problèmes du monde, nous devons y faire face ensemble, de façon à la fois constructive et coordonnée. Ce n’est pas une option. Nos querelles de clocher n’arrangent rien et se barricader chacun chez soi peut s’avérer être une option viable pour certains et pour un certain temps, mais certainement pas durable ni pour ceux qui s’enferment, ni pour ceux qui seraient à l’extérieur. Les troubles météorologiques, les méga-feux, la pollution atmosphérique, les séismes, les tsunamis, les virus,  tous les phénomènes physiques, chimiques ou biologiques sont totalement indifférents à la réalité intersubjective des êtres humains. Sans foi ni lois, ces phénomènes n’ont pas de passeport ni d’état d'âme. Ils traversent les frontières et n’obéissent qu’aux contraintes imposées par le réel. Nous devons les prendre comme ils sont, strictement comme ils sont, sans aucun artifice, maquillage ou habillage idéologique, quels qu’ils soient et quelle que soit l’idéologie. 


Ainsi, pour résoudre les problèmes du monde, le premier et principal critère à prendre en compte, c’est le réel dont nous devons nous faire une représentation aussi précise et détaillée que possible. 


En effet, comme le dit fort bien Jean-Marc Jancovici :

“Vous ne pouvez pas correctement traiter un problème tant que vous n'êtes pas correctement capable de le décrire. C'est à dire que tant que vous ne savez pas correctement décrire un problème, ce que vous croyez être une solution sera, en fait, tiré au hasard. Quand vous tirez au hasard, la probabilité que vous atteignez votre cible est extrêmement faible.”


Nous pouvons avoir des avis différents sur la façon de traiter un problème. Pour vider l’eau d’une baignoire, nous pouvons le faire avec une cuillère à café, la retourner, percer un trou ou tout simplement retirer le bouchon. Toutes ces solutions fonctionnent, arrivent au même résultat de la baignoire vidée de son eau, mais pas de la même façon et avec des effets secondaires différents : le temps passé avec la cuillère, l’eau sur le sol de l’avoir retournée, le trou après l’avoir percée, et … rien de particulier d’avoir retiré le bouchon. 


Plus nous décrivons correctement le problème, plus il nous sera facile de choisir une solution adéquate. Ainsi, si nous précisons que nous souhaitons vider la baignoire sans détériorer celle-ci, l’option d’y percer un trou est immédiatement écartée. Henri Bergson disait à juste titre que tout problème bien posé est à moitié résolu. Son corollaire version Albert Einstein dit qu’un problème sans solution est un problème mal posé.


Vivre ensemble implique de résoudre des problèmes ensemble, ce qui nous invite à les poser correctement. Et les poser correctement, c’est se baser sur des données fiables, c’est partager un socle commun de réalité qui coïncide avec le réel. 


Vivre ensemble implique de résoudre des problèmes ensemble. Poser correctement un problème requiert de partager un socle commun de réalité qui coïncide avec le réel.


… ancré dans le réel


Partager un socle commun de réalité, c’est quelque chose que nous faisons naturellement et automatiquement. C’est ce que nous appelons la réalité intersubjective. C’est à la base de l’émergence ou de la constitution de tous groupes sociaux, quels qu’ils soient. C’est grâce aux croyances partagées au sein d’une communauté qu’existent des interactions entre ses membres et la conscience d'une appartenance commune. 


Que les croyances soient réalistes importe peu. Pour fédérer les êtres humains autour d’un projet, d’une religion, d’une idéologie, d’une nation, d’un empire ou d’une civilisation, ce qui compte, c’est que tout le monde y croit, s’y conforme ou s’y soumette. 


Le problème c’est que l’impact de nos comportements sur notre environnement, s’il était négligeable autrefois, ne l’est plus du tout aujourd’hui. Pour ne citer que deux exemples indiscutables, nous sommes directement responsables de l’extinction de nombreuses espèces vivantes et de la création d’un 7ème continent de déchets plastiques. 


Il n’est bien-sûr pas question ici de se considérer coupable de quoi que ce soit. Il s’agit de voir les choses telles qu’elles sont et de prendre la pleine mesure de notre part de responsabilité, pas de culpabiliser. Et prendre nos responsabilités nous pousse inexorablement à nous remettre en question, à reconsidérer nos comportements à la racine même de ce qui les provoque, nos réalités intersubjectives. Comment ? En veillant à ce qu’elles s’ancrent dans le réel, à ce qu’elles coïncident avec le monde et ses phénomènes tels qu’ils sont réellement. Que ceux-ci soient physiques, chimiques, biologiques ou sociaux, nous devons mettre au premier plan de nos réflexions une attention juste à ce qu’ils sont, construire un socle de réalités intersubjectives qui repose sur le réel objectif. 


Cela ne garantit pas de prendre de bonnes décisions, mais cela réduit considérablement le risque d’en prendre de mauvaises et augmente la probabilité d’obtenir les résultats escomptés. Rappelez-vous la presque lapalissade de Jean-Marc Jancovici,  “Quand vous tirez au hasard, la probabilité que vous atteignez votre cible est extrêmement faible.”


Un socle commun de réalité construit sur le réel, c’est se mettre d’accord sur ses contours en distinguant ce qui est connu, hypothétique et inconnu. C’est porter une attention juste aux choses telles qu’elles sont, et faire la part des choses entre des faits établis et des interprétations, suppositions, extrapolations, opinions, voire manipulations. Le temps et l’accumulation d’expériences jouent en faveur du réel qui, confronté à nos croyances, gagne à tous les coups. Par exemple, les lobbyistes de l’industrie du tabac ont remarquablement bien fait leur travail à partir des années 50 pour semer le doute sur les méfaits de la consommation de cigarettes. Idem pour l’alcool. Le réel est implacable et les chiffres ne laissent pas la moindre place au plus petit doute. Le tabac et l’alcool nuisent à la santé et ravagent la vie de ceux qui les consomment de façon addictive. Les industries du tabac ont finalement été condamnées à de lourdes amendes pour avoir sciemment propagé de fausses informations et mis en danger la santé et la vie d’autrui. 


Une fois qu’on a clairement défini les contours du réel et des problèmes qui, dans ce réel, se posent à nous, nous pouvons alors commencer à discuter des mesures à prendre pour résoudre les problèmes. Avant cela, on parle dans le vide et on produit du vent, pas des solutions. Sculpter l’air chaud peut donner lieu à des chorégraphies que certains pourraient trouver esthétiques, mais ce n’est certainement pas efficace. Les danses rituelles pratiquées pour faire tomber la pluie sont très intéressantes et agréables à regarder, produisent probablement des effets sur la cohésion sociale des groupes qui les pratiquent. Elles n’ont aucun effet (pour le moins scientifiquement démontré) sur la météo.


On a vécu des milliers d'années en se basant sur des socles communs de réalité hors-sol, que l’on sait aujourd’hui hors-sol. Des sacrifices humains aux bûchers de l’inquisition, nos comportements ont été gouvernés par des croyances sans fondements réalistes. Les idéologies qui ne s'enracinent pas dans le réel sont vouées à disparaître, tôt ou tard, dans plus ou moins de souffrances. La question qui se pose à nous, à tous et à chacun, c’est dans combien de temps, et au prix de combien de souffrances ?



Ce qui à mon avis peut accélérer le processus, c’est d’apprendre à se connecter au réel, d’apprendre à faire coïncider nos représentations du monde avec le monde tel qu’il est, ce qui est l’objet du prochain chapitre.

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