Chapitre 3 : L'être humain, un objet - 4 angles de vue

 Que sommes-nous ?


Cette question s'est posée, parfois imposée, à l'être humain depuis la nuit des temps. Les réponses ont fortement évolué au cours des siècles. Ce qui était sensé et évident hier semble farfelu aujourd'hui. De la même façon que la représentation que nous nous faisons de la terre a évolué, allant de plate à sphérique, les représentations que nous nous faisons de l'être humain sont aujourd'hui bien différentes de celles de nos ancêtres lointains. Elles sont également multiples et diffèrent selon qu'elles émanent de philosophes, de religieux, de scientifiques, d'anthropologues, de psychologues, de sociologues, de politiques, ou même d'une discussion au comptoir d'un bistrot. 


Je vous propose dans ce chapitre une approche pragmatique et globale pour répondre à la question "Que sommes-nous ?". Je vous propose un modèle, une représentation qui, par nature, n'est pas réelle. Elle n'en décrit pas moins assez bien les contours et les éléments de réalité de ce qu'elle représente, ce qui va nous permettre d'avancer pas à pas dans ce livre sur des bases solides. 


Cette approche s'inspire fortement du modèle que Ken Wilber décrit dans son livre "Une brève histoire de tout" dont je vous recommande la lecture si vous souhaitez creuser la question.


De la même façon que pour voir un objet en 3 dimensions il convient de tourner autour de celui-ci pour en voir tous les contours et s'en faire une représentation globale, je vous propose 4 angles de vue pour se faire une idée détaillée de ce qu'est l'objet "être humain". Il conviendrait selon moi d'en rajouter un 5ème, au coeur, ou plutôt à la racine des 4 autres, celui qui décrit ce nous sommes dans notre essence profonde et que j'ai nommé "l'être essentiel" dans mon 1er livre.  Mais c'est trop spéculatif pour que je le développe dans le cadre de cet ouvrage qui s'attache à définir les contours du réel et le lien que nous entretenons avec lui. Cela fera certainement l'objet d'une autre publication.

1 objet, 4 angles de vue


Considérons l'objet "être humain" que nous allons essayer de cerner et de décrire. Nous allons l'appréhender en tant qu'individu d'une part, et élément constitutif d'un collectif d'autre part. En effet, l'être humain est un animal sociable, hyper sociable même. Il est en contact, en interaction, influencé et construit par son environnement. Nous ne pouvons donc pas faire l'impasse de cet aspect dans le projet de décrire ce qu'est un être humain. 


Nous allons par ailleurs le décrire tel qu'il est dans sa dimension extérieure objective et dans sa dimension intérieure subjective. 


Ainsi, pouvons-nous ébaucher une illustration avec 4 quadrants : individuel objectif, individuel subjectif, collectif inter-objectif et collectif intersubjectif. 

SCHÉMA 4 QUADRANTS


Explorons-les un par un. 

Individuel objectif


Nous sommes de façon objective un être vivant, avec un corps, des membres, des organes, des cellules, un cerveau, des phénomènes biologiques, des réactions physiologiques, des comportements, ... toutes ces choses que l'on peut observer ou mettre en évidence, et qui sont telles qu'elles sont quelle que soit la personne qui les observe. Il s'agit de ce que nous sommes objectivement car cette réalité appartient à l'objet indépendamment du sujet qui l'observe. 


Si notre cœur bat au rythme de 90 pulsations par minute, ce sera le cas quelle que soit la personne qui mesure notre rythme cardiaque. Ce sera toujours le cas même si personne ne mesure notre rythme cardiaque. C'est un élément de réalité objective de ce que nous sommes. Il en est de même pour notre taille, la couleur de nos yeux, notre code génétique, nos cicatrices, nos larmes si nous pleurons, nos paroles si nous parlons, nos comportements si nous bougeons, etc ... 

Individuel subjectif


Du point de vue individuel et intérieur, nous sommes nos sensations, nos émotions, nos pensées, les intentions que nous avons, nos constructions mentales, nos souvenirs, nos croyances, toutes les images que nous nous faisons du monde et de nous même. Tout cela relève de la réalité subjective de l'individu, ce qu'il est à l'intérieur. 



Illustrons la différence entre individuel objectif et individuel subjectif par un exemple. 

Paul aime Marie, il se sent en joie, son coeur bat fort dans son thorax, il a les larmes aux yeux et souhaite lui faire savoir. Il la prend dans ses bras et lui dit "je t'aime". 


Qu'est ce qui relève de l'objectif et du subjectif dans cet énoncé ?

Objectif :

- Paul prend Marie dans ses bras (comportement)

- Le coeur de Paul bat fort (phénomène physiologique)

- Paul a les larmes aux yeux (réaction physiologique)

- Paul dit "je t'aime" (comportement)

Subjectif : 

- Paul aime Marie (sentiment)

- Paul se sent en joie (émotion)

- Paul souhaite lui faire savoir (intention)


Il y a bien sûr interconnexion entre les deux. C'est parce que Paul aime (sentiment subjectif) Marie qu'il lui dit "je t'aime" (comportement objectif). Les deux sont liés, inséparables, tout comme Paul est indissociable de ce qu'il est objectivement et subjectivement. 


Poussons l'exemple un peu plus loin afin d'illustrer une fois de plus ce qu'est la réalité subjective, la carte, et en quoi elle diffère de la réalité objective, le territoire.


Simon, qui observe la scène, voit ce que Paul manifeste objectivement. En revanche, il s'en fera lui-même une représentation subjective. Il verra la même chose que Marie (mis à part le fait qu'ils ne sont pas situés exactement au même endroit), mais il se fera une représentation différente, voir erronée, de ce que Paul vit subjectivement. Il pourrait par exemple interpréter le "je t'aime" de Paul non pas comme la manifestation du sentiment d'amour que Paul ressent à cet instant mais comme une manoeuvre manipulatoire pour obtenir une faveur de la part de Marie. Il pourrait aussi, à la vue des larmes aux yeux de Paul, en déduire que Paul est triste et qu'il dit "Je t'aime" à sa bien-aimée de peur de la perdre. 


Ainsi, ce qui est objectif relève de l'objet, et ce qui est subjectif relève du sujet. Les réalités de Paul, Marie et Simon peuvent correspondre les unes avec les autres, les cartes peuvent se ressembler, mais elles sont immanquablement distinctes.  



Nous avons tous grandi et évolué dans un ou plusieurs environnements socioculturels. Ils ont chacun contribué à notre construction en tant qu'individu, et nous avons également contribué à leurs transformations de façon plus ou moins visible et durable. De ce que nous laissons dans les toilettes chaque jour à la statue érigée en notre mémoire au cœur de notre village natal, notre présence dans le monde et dans notre environnement n'est pas neutre. Incontestablement, individus et environnements s'impactent mutuellement. 


Par exemple, nous sommes nés et avons grandi dans une famille qui a considérablement influencé notre construction d'une part, et dont nous avons par notre seule présence modifié le nombre de ses membres d'autre part. 


Si nous avons été éduqué dans une communauté dans laquelle une croyance (dieu, le diable, les extraterrestres, l'homéopathie, la terre plate, le père Noël ...) est érigée au rang de connaissance (ou d'escroquerie), celle-ci va contribuer à la construction de la représentation que nous nous faisons du monde, et conséquemment à nos comportements dans le monde. Et selon que nous adhérions à cette croyance collective ou pas, nous allons contribuer à la renforcer ou à l'affaiblir, voire à la faire disparaître. Que la croyance soit fondée sur le réel, raisonnable ou logique importe peu. Sa persistance dépend surtout du nombre de personnes qui la supporte. 


L'exemple de la croyance en une terre plate est pour cela spectaculaire. En effet, les croyants convoquent des arguments tirés de cultures aujourd'hui disparues (amérindiennes, indiennes et chinoises). Le géoterrepanisme - théorie d'une terre plate juchée sur la carapace d'une tortue géante - est aujourd'hui soutenue par des millions de personnes. 


Une personne au courant des résultats scientifiques disant que l'univers a au moins 13,7 milliards d'années et que l'homme y est apparu il y a 2 millions d'années sur la planète Terre, ne se représente pas les choses de la même façon que quelqu'un qui pense que l'univers a 6000 ans et que l'homme y a été créé tel qu'il est aujourd'hui sur une terre plate posée sur le dos d'une tortue. Notre environnement socioculturel influence la façon dont nous nous représentons les choses qui à son tour influence la façon dont nous nous comportons dans notre environnement socioculturel. 


Voyons un peu plus en détail au niveau collectif ce qui contribue à la constitution d'éléments de réalité de ce que nous sommes. 


Collectif inter-objectif


Dans la dimension inter-objective liée à notre environnement, nous interagissons et nous sommes construit par notre famille, le cadre social dans lequel nous avons grandi, les systèmes, les institutions, les communautés, les infrastructures :


  • la famille : parents, grands parents, oncles et tantes, fratries et cousins, enfants, neveux et nièces, ... 

  • les systèmes au sein desquels nous avons vécu avec leurs institutions : administratives, judiciaires, éducationnelles, associatives, politiques, ...

  • les communautés avec lesquelles nous avons été en contact : associatives, académiques, nationalistes, claniques, tribales, linguistiques, politiques, scientifiques, religieuses, internet, ...

  • les infrastructures : avec leurs spécificités d'architecture, d'urbanisation et d'aménagement du territoire, de réseaux routier et de transports, de tissu économique, industriel et commercial, ...


Un individu ne se construit pas de la même façon selon qu'il grandisse et qu'il vive en Chine, en Australie, en France, au Pérou, au Sénégal, en Tunisie, au Danemark, au Canada, en Amazonie ou au Groenland. Par ailleurs, être natif du pays dans lequel on grandit ne sera pas vécu de la même façon que si l'on y est immigré, réfugié ou clandestin.


Collectif intersubjectif


Dans la dimension collective intérieure, c'est-à-dire dans la dimension intersubjective de l'être humain, nous sommes en adhérence ou en opposition à la culture, les valeurs, la morale, les traditions, les croyances, les superstitions, les religions, ...


Il convient de souligner que la plupart des choses qui gouvernent notre vie de tous les jours reposent sur nos croyances collectives dont nombre d'artefacts découlent et n'existent que parce que nos croyances collectives existent.


Quand vous faites vos courses et que vous payez vos achats avec de l'argent, si le billet ou la pièce de monnaie sont objectivement bien réels, la valeur qui leur est conférée n'existe que parce que, aussi bien vous que la boulangère (mais aussi l'épicier, le plombier, le banquier, le receveur des impôts, ...), vous croyez et avez confiance dans le fait que vous pouvez échanger ce morceau de papier ou de métal contre des biens ou des services. 

L'échange d'une pièce de monnaie contre une baguette de pain ne peut se faire que parce que la boulangère va pouvoir échanger cette même pièce de monnaie contre des tomates ou du papier toilette (et oui, il faut s'occuper de ce qui rentre mais aussi de ce qui sort). 


Ainsi, la part subjective de notre existence occupe-t-elle une place prépondérante dans la façon dont nous vivons notre vie (nous verrons plus tard que cela va même au-delà). En fait, nous vivons principalement dans un monde imaginaire que nous considérons comme réel. Si une multitude d'objets du quotidien sont une réalité objective, ils ne doivent leur existence et ne sont utiles que parce qu'ils sont l'émanation et supportent des croyances partagées. 


Les drapeaux, les passeports ou les postes frontières n'existeraient pas sans le concept de nation. Les mairies n'existeraient pas sans l'existence intersubjective des communes. Les panneaux de circulation n'existeraient pas sans le code de la route qui lui-même n'existe que de façon abstraite dans le monde des représentations. La règle qui dit qu'on doit rouler du côté droit de la route n'existe pas objectivement. Elle ne répond pas à un processus physique réel objectif à l'instar de la gravitation qui nous fera immanquablement tomber vers le sol si nous sautons du toit d'un bâtiment. Elle n'existe que dans la tête des gens et c'est parce qu'elle est connue, partagée et acceptée par tous (sauf certaines personnes étourdis, fortement alcoolisées ou souffrant de la maladie d'alzheimer) que l'on roule du côté droit ... dans les pays où telle est la règle. On roulera du côté gauche en Grande Bretagne, au Japon, en Australie, à Hong Kong, .... partout où la règle dit que c'est du côté gauche de la route qu'il faut rouler. 


Voici une liste non-exhaustive des artefacts bien réels et matériels qui découlent de nos croyances collectives, de notre réalité inter-subective :




Artefacts objectifs du code de la route

Panneaux et feux de signalisation, marquages au sol, police de la circulation, contraventions, ...

Artefacts objectifs des lois

Palais de justice, robes des juges et des avocats, assemblée nationale, système judiciaire, livres de lois ... 

Artefacts objectifs de la monnaie 

Billets, pièces, cartes de paiement, système bancaire, institutions financières ...

Artefacts objectifs des pays ou nations

Drapeaux, passeports, frontières, douanes, armées nationales, gouvernements, ...

Artefacts objectifs des sociétés anonymes ou à responsabilité limitée dites personnes morales.

Statuts, extraits de registre du commerce, logos, bourses, chambres de commerce, tribunaux de commerce, ...  

Artefacts objectifs des croyances religieuses, des dogmes

Églises, temples, mosquées, synagogues, livres et textes sacrés, congrégations, communautés, rites, sacrifices, ... 

Artefacts objectifs des marques commerciales

Logos, clubs de fans, égéries, ... 

Artefacts objectifs des règles de jeux sportifs

Stades, accessoires (ballons, balles, raquettes, filets, battes, équipements, ...), clubs sportifs, communautés de supporters, ...

Artefacts objectifs des traditions

Comportements, vêtements, communautés, protocoles, rites, ...


C'est grâce à nos croyances collectives que nous avons pu en tant qu'espèce, vivre ensemble et collaborer les uns avec les autres à un niveau inégalé par aucun autre mammifère sur terre. Nos comportements, bien réels, découlent de nos représentations et de nos croyances totalement fictives ... pour le meilleur ... et pour le pire. 

4 quadrants interconnectés


De la même façon qu'il y a interconnexion entre subjectif et objectif -- c'est parce que Paul aime Marie (sentiment subjectif) que Paul lui dit "je t'aime" (comportement objectif) -- il y a interconnexion et inséparabilité entre interobjectif et intersubjectif. C'est parce qu'il y a des croyances collectives intersubjectives qu'existent des artefacts objectifs. C'est parce qu'il y a des croyances religieuses qu'il existe des lieux de culte, des congrégations, des communautés. C'est parce qu'il y a des croyances collectives sur des nations qu'existent des passeports, des frontières, des postes de douane. 


Et il va sans dire que le collectif n'existerait pas s'il n'y avait pas des individus pour le constituer.


Le schéma du début de chapitre se présente donc de la façon suivante :




Ainsi, ces quatre quadrants sont-ils interconnectés, imbriqués, intriqués, les uns n'existant pas sans les autres. En fait, répondre à la question "Que sommes-nous ?" nous amène à nous considérer dans cette globalité. On peut bien sûr mettre le focus sur un des quadrants, mais nous ne pouvons pas généraliser les réponses trouvées dans un quadrant à l'ensemble de l'être humain, ou plutôt, nous ne pouvons pas réduire, aplatir l'être humain à une seule de ces dimensions. 


Nous avons fait la distinction entre le réel objectif, qui relève de l'objet, et la réalité subjective inhérente au sujet. Nous avons postulé l'existence du réel en dehors de soi, indépendamment de la capacité d'en avoir une conscience sensible et cognitive, indépendamment d'un sujet. 


Se pose alors la question de la nature du lien entre l'objet et le sujet, entre le monde et l'être humain (je me cantonne à l'être humain mais nous pourrions élargir la réflexion à tout ce qui vit et qui, a priori, est en interaction sensible avec le monde). 


Comment l'être humain, sujet sensible et pensant doté de capacités cognitives de représentation et d'abstraction, est-il en lien avec le monde ?


Autrement dit, quel lien avons-nous avec le réel ?

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