Chapitre 1 : Menacés par nos illusions
Menacés par nos illusions
Nos capacités d'abstraction et de représentation ont constitué un atout majeur dans l’évolution de notre espèce qui s'est développée comme aucune autre espèce sur Terre. Nous avons pu créer une multitude d'artefacts qui n'existent pas dans la nature, aussi bien dans le monde réel (du biface préhistorique au satellite en passant par la roue, les vis, les livres, les ordinateurs ...) que dans le monde imaginaire qui régule nos ordres sociaux (le code de la route, les lois, la monnaie, les nations, les mythes et légendes, les croyances collectives de toutes sortes ... Nous y reviendrons).
Cette capacité est aussi au coeur de dangers majeurs pour l'être humain et son environnement, de dangers tellement grands qu'ils sont parfois mortels pour les individus et qu'ils pourraient bien aboutir à notre disparition en tant qu'espèce vivante après avoir été responsable de ce que certains appellent aujourd'hui la sixième extinction massive de l'histoire de la planète Terre.
Selon Aurélien Barrau, astrophysicien, "les humains représentent 0,01% des créatures vivantes, mais ont causé 83% des pertes animales depuis le début de la civilisation. Une situation génocidaire d'une ampleur sans précédent qui, de plus, commence à profondément nuire aux humains eux-mêmes.”
Parmi les nombreuses causes de ce phénomène, il y a les quantités astronomiques de déchets que nous produisons chaque jour.
Au point où un septième continent s'est constitué au fil des années avec ... des déchets plastiques. Il se situe dans l'océan Pacifique entre les îles Hawaï et la Californie. D'une superficie de 3,5 millions de km2 (1/3 de l'Europe, 6 fois la France), avec 750 000 débris par km², il affecte 267 espèces marines.
Et pourtant, nous continuons de produire et d'accumuler des déchets plastiques ... car nous les consommons ! Il faut dire que tant que ce 7ème continent ne déborde pas sur le pas de notre porte, nous n'en subissons pas directement les désagréments. Du coup, tout comme celui qui, s'étant jeté dans le vide du 10ème étage d'un immeuble, se dit arrivé au 5ème "Jusque là, tout va bien", nous persistons dans nos modes de vie sans nous soucier (par ignorance, inconscience, aveuglement paradigmatique, paresse ...) du sol ou du mur vers lequel nous nous dirigeons à grande vitesse.
Je dis “nous”, communauté humaine, au regard de la tendance globale de production mondiale atteignant 359 millions de tonnes en 2018 soit une hausse de 3,2% par rapport à 2017. Bien sûr, si vous êtes adepte et pratiquant du zéro déchet, ne prenez pas personnellement cette généralisation qui n'est qu'une représentation ne rendant que partiellement compte de la réalité tout comme une carte ne rend pas compte de tous les détails d'un territoire.
Nos illusions nous mettent en danger de mort
Nous sommes aujourd'hui confrontés à des situations inédites sur tous les plans - écologique, climatique, sanitaire, économique, financier, social, politique, ... - qui nous invitent, et parfois nous contraignent, à reconsidérer notre vision du monde.
Voici quelques exemples qui illustrent les conséquences délétères, voire mortifères, du décalage qu'il peut y avoir entre nos représentations et le réel, entre les films que nous nous faisons (ou auxquels nous croyons) sur nous-mêmes et notre environnement et la réalité de ce qui EST.
Des fakes news qui tuent
Durant la pandémie liée au coronavirus Sars-CoV-2, une fausse information a fait des centaines de victimes en Iran. La fake news stipulant que l'alcool neutraliserait le virus a semé la confusion dans la population et provoqué, selon les autorités sanitaires, 728 décès entre le 20 février et le 7 avril 2020 après l'ingestion de méthanol toxique.
Pas de guerre sans fake news ...
Les fausses informations sont légions en temps de conflits. Elles visent aussi bien à manipuler ses propres populations que le camp adverse.
La plus célèbre d'entre elles est sans doute celle de la guerre d'Irak en 2003 qui fût justifiée par la soi-disant détention par Saddam Hussein d'armes de destruction massive ... alors qu'il n'en était rien. On se souvient aussi des bébés koweïtiens prétendument extraits de leurs couveuses par des soldats irakiens en 1991, ou du bobard allié de la première guerre mondiale sur les mains des enfants belges coupées par les Allemands.
Dans son livre "Principes élémentaires de propagande de guerre", l'historienne Anne Morelli, professeur à l'Université Libre de Bruxelles, décrit les mécanismes essentiels de la propagande moderne à travers 10 principes :
nous ne voulons pas la guerre ;
le camp adverse est le seul responsable de la guerre ;
le chef du camp adverse a le visage du diable ;
c'est une cause noble que nous défendons et non des intérêts particuliers ;
l'ennemi provoque sciemment des atrocités, et si nous commettons des bavures c'est involontairement ;
l'ennemi utilise des armes non autorisées ;
nous subissons très peu de pertes, les pertes de l'ennemi sont énormes ;
les artistes et intellectuels soutiennent notre cause ;
notre cause a un caractère sacré ;
ceux (et celles) qui mettent en doute notre propagande sont des traîtres.
Bien sûr, chaque belligérant tient le même type de discours dans lesquels ils sont les gentils et les autres sont les méchants.
L'histoire est truffée de rumeurs, mensonges et illusions qui ont contribué non seulement aux guerres, mais aussi à de terribles tueries allant jusqu'au génocide.
... ni de génocides
Tous les massacres prennent racine dans des idéologies, des croyances, des représentations totalement fictives avec des liens fallacieux, voire sans aucun lien, avec la réalité objective. Massacre des esclaves noirs d'Irak au 9ème siècle, des chinois par les Mongols au 13ème, des amérindiens d'Amérique du nord comme du sud, des aborigènes, des arméniens, des juifs, des tziganes, des serbes, d'hindous et de musulmans lors de la partition de l'Inde, des cambodgiens, des tutsis, des populations noires du Darfour, ...
Les films que nous nous faisons, et/ou auxquels nous croyons, sur le monde et ce que nous sommes dans le monde ont pour conséquences ce que nous faisons de ce monde ... parfois dans un bain de sang et de larmes.
Les ravages des idéologies et croyances
Ces films que nous nous faisons sur le monde, son existence, son fonctionnement, sa raison d'être, lorsqu'ils sont partagés par un grand nombre, deviennent des idéologies. Des croyances en général, et des idéologies en particulier, découlent des décisions et des comportements aux conséquences parfois dramatiques.
Une grande famine pour un grand bon
On estime que la politique chinoise du "Grand Bond en avant" (1959-1962) a eu pour conséquence une des plus meurtrières famines de l'histoire de l'humanité avec un bilan estimé entre 15 et 55 millions de victimes. Parmi les causes de ce désastre, la fabrique de données de production exagérée par les responsables locaux qui annoncèrent des records de production. Les records étaient faux mais les livraisons, elles, furent réelles car forcées. La famine fit jusqu'à 20% de victimes dans certaines régions.
Le Lyssenkisme
Les théories du pseudo-scientifique russe Trofim Denissovitch Lyssenko étaient plus en accord avec l'idéologie qu'avec la science. Elles eurent malheureusement des conséquences sur le développement et la production agricole en URSS et en Chine. L'une de ces théories sur la densité des plantations fût mise en application en Chine et contribua à la grande famine précédemment mentionnée. La théorie de Trofim Lyssenko était que les plantes d'une même espèce n'entreraient pas en concurrence entre elles. En pratique, c'est tout le contraire qui s'est effectivement passé, il y eut alors des retards de croissance qui entraînèrent une forte baisse des rendements.
Au fil du temps, le réel étant plus que tenace, Lyssenko fut discrédité, et on parle aujourd'hui de lyssenkisme à propos de science corrompue par une idéologie, où les faits sont dissimulés ou interprétés de manière erronée.
Le libéralisme et la main invisible d'Adam Smith
La main invisible, expression utilisée par Adam Smith, désigne la théorie selon laquelle l'ensemble des actions individuelles des acteurs économiques, guidées (par définition) uniquement par l'intérêt personnel de chacun, contribuent à la richesse et au bien commun.
Au vu des crises économiques et sociales des dernières années, on peut sérieusement se demander si cette main invisible parle d'un phénomène ou d'une loi qui existe objectivement ou uniquement dans la tête de ceux qui y croient.
Et de vérifier la validité d'une théorie qui conditionne le fonctionnement de nos économies modernes me semble non seulement nécessaire mais urgent étant donné l'impact délétère de leurs dysfonctionnements sur les individus, comme par exemple l'explosion de bulles économiques.
Les bulles économiques
L'explosion des bulles économiques correspond à un violent rappel à la réalité avec de graves conséquences économiques et sociales dont les êtres humains font douloureusement les frais.
A l'instar de l'impact sur le sol de celui qui saute par la fenêtre sans parachute, on parle aussi dans la sphère financière de crash. Dans les deux cas, malgré toutes les illusions que l'on peut créer et développer sur nous-même et le monde qui nous entoure, ce qui s'éloigne trop du réel se trouve tôt ou tard et plus ou moins violemment réajusté. Le réel se rappelle au bon souvenir du rêveur tout comme la sonnerie du réveil matin sort l'endormi de son sommeil. C'est comme ça.
Attention, je ne dis pas qu'il ne faut pas rêver, imaginer, inventer, créer. Je dis qu'il est potentiellement dangereux de ne pas s'assurer de la véracité de nos représentations sur le monde et que la réalisation d'un rêve ne peut pas se faire à l'encontre du réel. Je peux aujourd'hui sauter du toit de l'immeuble sans parachute ... à condition, par exemple, d'être équipé d'un propulseur de type Jetpack ou d'un deltaplane. Il n'est pas exclu que l'on découvre comment faire la même chose sans ces artefacts, mais en tout cas, toujours en tenant compte des lois de la physique, et surtout en accord avec elles. On a un jour rêvé d'aller sur la Lune, c'est grâce aux connaissances scientifiques qui nous permettaient de nous faire une représentation proche du réel que ce rêve totalement irréalisable autrefois a été réalisé le 21 juillet 1969. Je sais, certains d'entre vous sont peut-être persuadés que l'expédition lunaire de 1969 n'a pas eu lieu, et vous avez certainement une multitude d'arguments démontrant vos dires. Tout comme ceux qui croient que la terre est plate, vous devez absolument lire ce livre jusqu'au bout !
Dieu, les droits de l'homme, la mère patrie, la liberté
Combien sont morts au nom d'un dieu vengeur, de la mère patrie, des droits de l'homme ou d'un idéal de liberté ?
Force est de constater qu'ils sont morts pour des concepts qui n'existent que dans la tête des êtres humains.
On pourrait écrire plusieurs livres pour lister et raconter les événements dans l'histoire de l'humanité qui témoignent des conséquences dramatiques des décalages entre croyances et réalité, entre les représentations que nous nous faisons du monde et le monde réel, entre les cartes que nous produisons dans nos têtes et le territoire tel qu'il est.
On pourrait parler de l'esclavage, de la chasse aux sorcières, de l'inquisition, de croyances religieuses et mystiques, d'idéologies politiques, économiques, sociales, de discriminations de toute sorte (raciales, ethniques, sociales, physiques, sexuelles, de genre, ...), de la saignée qui fût pratiquée pendant des siècles, des rumeurs persistantes, des mythes et des légendes, de théories du complot qui foisonnent sur les réseaux sociaux, du changement climatique, de l'éducation et de l'impuissance apprise, de la montée du radicalisme et du terrorisme, ...
On pourrait aussi faire une liste sur les effets bénéfiques comme, pour ne citer qu'un exemple, le fait de vivre plus longtemps et en meilleure santé (de 25 ans d'espérance de vie au Moyen-Âge à plus de 75 ans au XXIème siècle).
L'individu en danger de lui-même
On vient de voir un certain nombre de dangers au niveau collectif. Nous ne sommes bien-sûr pas en reste au niveau de l'individu. Lorsque nos représentations du monde ne coïncident pas avec la réalité du monde, lorsque nous nous illusionnons sur ce que sont les choses, les situations, les gens et nous-même, nous payons cash, au sens propre comme au sens figuré, les factures liées aux conséquences des décalages entre nos représentations et la réalité.
Allant parfois jusqu'à y perdre la vie !
Lorsque professionnellement nous faisons des choix sur la base d'informations erronées, nous payons tôt ou tard une facture qui peut être énergétique, financière ou de dégradation de réputation. Que ce soit quelques heures de travail supplémentaires ou des semaines de production qui partent en fumée, le mécontentement d'un client ou la perte d'un marché, des kilomètres de plus à parcourir, la détérioration de matériels, la dégradation de relations interpersonnelles, des troubles sociaux, ... tous ces désagréments peuvent au final se chiffrer en manque à gagner ou en pertes financières. D'où cette image de facture à payer qui peut s'avérer très, très, très élevée. Dans l'industrie automobile, le coût du rappel de voitures présentant un problème technique se chiffre en millions, voir en milliards pour Volkswagen dans l'affaire du dieselgate.
Dans la sphère privée, nos illusions, ou plutôt nos désillusions, s'accompagnent de souffrances parfois très difficiles à surmonter. Qu'il s'agisse de soi-même, de nos proches, de notre environnement, de notre place dans la famille ou communauté, de nos relations intimes, amicales ou sociales, lorsque l'image que l'on s'en fait est trop éloignée de ce que c'est, la confrontation à la réalité s'avère d'autant plus douloureuse que le décalage est grand d'une part, et que l'on est attaché à nos illusions d'autre part.
Et le jour où ce décalage se manifeste à nous, ça peut faire mal, très mal !
Que l'on surestime ou sous-estime ses compétences, capacités, connaissances, ou réalisations, se percevoir autrement que ce que l'on est n'est pas sans conséquences. La plus courante d'entre elles est le stress que nous endurons.
Derrière chaque crise, une opportunité
Ceci dit, qui dit facture payée dit cadeau à prendre, immanquablement. Bien sûr, ce ne sera pas de prime abord sur le plan matériel (quoique à terme si). Il nous faut pouvoir voir au-delà des apparences les opportunités qui nous sont offertes en termes de prise de conscience, d'apprentissage, de mise en lumière de choses à changer, transformer, libérer en soi. Un des grands cadeaux, c'est d'ajuster notre façon de produire nos cartes afin qu'elles représentent plus fidèlement la topologie des territoires. Un autre cadeau, probablement le plus grand, c'est de mieux se connaître et de se rapprocher de soi-même (lire Lâcher prise, comment se reconnecter à soi-même)
Nous ne payons jamais de facture sans contrepartie. Même lorsqu'on s'est fait escroqué et qu'on a, semble-t-il, payé pour ne rien avoir en retour, le cadeau sera de mettre en lumière ce qui, en soi, dans sa structure, dans son mode de fonctionnement, nous a fait croire les mensonges de l'escroc, nous a fait prendre des vessies pour des lanternes. Il n'y a pas de facture sans cadeau à prendre. Et plus la facture est élevée, plus le cadeau est grand.
Vous connaissez probablement cette citation :
La variante que je vous propose est :
Tout ce qui me coûte est la facture d'un cadeau que je suis invité à prendre. Et plus ça me coûte, plus grand est le cadeau. Encore faut-il faire le nécessaire pour déballer et prendre le cadeau associé à la facture.
Le cadeau est rarement de même nature que la facture que l'on paye. De la même façon que lorsqu'on achète un frigo, cela nous coûte de l'argent et cela nous procure un frigo, les factures énergétiques, physiques, émotionnelles ou matérielles que nous payons nous procurent toujours un cadeau en contrepartie. A condition bien-sûr de faire le nécessaire pour déballer le cadeau.
Les cadeaux sont là, et l'une des ambitions de ce livre, c'est de vous aider à les prendre.
Nous venons de voir qu'au cœur de la façon dont nous vivons notre vie réelle se trouve la façon dont nous nous la représentons.
Mais au fait ! Réel, réalité ... de quoi parle-t-on au juste ?
Commentaires
Enregistrer un commentaire