Chapitre 4 : Tout n'est-il qu'illusion ?

"Nos sens nous trompent-ils ?"

Telle fut la question posée par l'astrophysicien Roland Lehoucq en introduction de sa conférence de la Fête de la science 2018.

Il poursuivit

"C'est une question extrêmement importante pour un scientifique qui pourrait dire "J'ai vu une chose, j'ai fait une observation, donc parce que je l'ai vu, c'est vrai." En fait, "Parce que je l'ai vu c'est vrai" est une phrase dont il faut se méfier. Par exemple, les trompes-l'œil nous montrent quelque chose qui n'existe pas. Les illusions nous permettent de comprendre, de mettre en évidence que non seulement nos yeux mais aussi notre cerveau peuvent être pris en défaut."


Mais alors, comment cela fonctionne-t-il ?

Le cerveau est aveugle et sourd


La première chose qu'il nous faut savoir, et que nous savons aujourd'hui grâce aux progrès de la science, c'est que le cerveau est aveugle et sourd. En effet, il n'entend pas de son et ne voit pas de lumière.


Lorsque nous entendons le chant d'un oiseau, le clapotis de la pluie qui tombe sur le toit, une musique, le bruit d'une voiture ou d'un avion, que se passe-t-il exactement ?


Lorsqu'un événement se manifeste dans notre environnement - oiseau qui chante, pluie qui tombe, voiture qui passe, ... -, il advient un phénomène physique : la production de vibrations qui se propagent dans l'air. Lorsqu'elles atteignent nos oreilles, les vibrations sont alors traitées par notre système auditif qui les convertit en signal électrochimique. Les signaux sont transmis par le nerf auditif au cerveau qui interprète le son perçu et produit une image (représentation) sonore. 


Les sons sont des phénomènes physiques absolument neutres. Ce ne sont pas des notes, des chants ou des bruits, ce sont des vibrations avec des propriétés spécifiques qui vont être interprétées par notre cerveau comme une note, un chant ou du bruit.  


Par exemple, une vibration de 130.81 Hertz sera interprétée comme un DO alors que 196 Hertz le sera comme un RÉ et 220 comme un LA. C'est notre sensibilité, nos capacités de représentation et de langage qui nous permettent de créer une image sonore et d'étiqueter une stimulation sensorielle comme une note de musique plutôt qu'une autre. Le son en tant que son n'est que phénomène physique objectif dont nous nous faisons une représentation subjective. 


Il en est de même pour ce que nous voyons, touchons, goûtons, sentons ... percevons à travers nos sens. De la même façon que les sons n'ont pas de tonalité, les objets n'ont pas de couleur. Le cahier bleu situé à l'instant devant moi m'apparaît bleu parce la lumière réfléchie par le cahier ne renvoie que des rayons lumineux de longueurs d'ondes comprises entre 466 et 490 nanomètres (un millionième de millimètre) et qu'elles sont interprétées par moi comme étant de couleur bleue. Je précise bien par moi car un daltonien bleu - personne dont les cônes qui détectent le bleu sont défectueux - les verra grises. Les photons n'ont pas de couleur, c'est notre cerveau qui fait une interprétation de ce que nous percevons et produit des images (représentations) visuelles en couleurs. 


Selon le neuroscientifique Anil Seth, notre cerveau hallucine notre réalité consciente. Je le cite : "Notre expérience consciente du monde qui nous entoure et de nous-même en son sein, sont des sortes d'hallucinations contrôlées qui surviennent avec, à travers, et grâce à nos corps vivants. [...] Le cerveau est une machine à deviner, à produire des prédictions. 

Imaginez être un cerveau. Vous êtes enfermé dans un crâne à essayer de comprendre ce qui se passe dehors. Il n'y a ni son ni lumière à l'intérieur du crâne. Tout ce dont vous disposez sont des impulsions électriques qui ne sont qu'indirectement reliées aux choses du monde, quelles qu'elles soient. 

La perception - déchiffrer ce qui est là - relève sûrement d'un processus du cerveau qui combine ces signaux sensoriels avec ses attentes ou croyances antérieures sur l'ordre du monde, ceci afin de former la meilleure hypothèse sur la cause de ces signaux. Le cerveau n'entend pas de son et ne voit pas de lumière. Notre perception est sa meilleure hypothèse sur ce qui se passe dans le monde."

Conférence TED "Your brain hallucinates your conscious reality" Anil Seth

Un monde d'illusions


Pour illustrer, et même démontrer, ce phénomène, je vous propose de passer en revue quelques illusions spectaculaires qui, j'espère, ne manqueront pas de vous convaincre que votre cerveau ne voit pas ce qui est mais l'interprète et s'en fait une représentation correspondant plus ou moins à la réalité de ce qui est. 


L'échiquier d'Adelson


Sur les images ci-dessous, observez les cases A et B de la figure de gauche. Elles vous apparaissent de couleurs différentes. A semble avoir une teinte plus foncée que B. Alors qu'en réalité, comme vous pouvez le constater sur la figure de droite, A et B sont exactement de la même couleur. Ce sont strictement les mêmes dessins, A et B sont de la même couleur, vous le voyez sans le moindre doute sur la figure de droite, et pourtant ... vous continuez à voir A plus foncé que B à gauche. Incroyable non ? Mais vrai ! (si vous êtes assez vieux, je suis sûr que vous avez pensé à Jacques Martin !)




Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. Il y a entre autres le fait que le cerveau interprète la région sombre à gauche du cylindre comme étant une zone d'ombre créée par celui-ci. En effet, le cylindre étant plus clair du côté droit, le cerveau en suppose la présence d'une source lumineuse située à droite du cylindre. Le cerveau "sachant" que ce qui est dans l'ombre paraît plus foncé, il réajuste la teinte pour la faire correspondre à ce qui pour lui est la meilleure hypothèse de représentation de l'échiquier qu'il sait être l'alternance de carrés sombres et clairs. Il produit ainsi une représentation qui pour lui a globalement du sens mais qui ne correspond pas à la réalité.


Cette illusion illustre bien les propriétés prédictives de notre cerveau telles qu'exposées par Anil Seth précédemment.


Notre cerveau nous joue des tours, et le premier des tours qu'il nous joue, c'est de nous faire percevoir autre chose que ce que nous voyons. Il nous construit une carte qui nous aide à évoluer dans le territoire, mais qui ne correspond pas au territoire. 


Cette illusion d'optique prouve à elle seule que nous ne percevons pas le monde tel qu'il est réellement. 


Notre cerveau nous joue des tours, et le premier des tours qu'il nous joue, c'est de nous faire percevoir autre chose que ce que nous voyons.


Jeune ou vielle femme ?


Vous avez certainement déjà vu cette image ambiguë dans laquelle on peut à la fois voir une jeune femme et une vieille femme. Lorsqu'on la montre à une assemblée, immanquablement, une partie voit la jeune, et une autre partie voit la vieille. Tous regardent la même image, mais tous ne voient pas la même chose. Que se passe-t-il ?



Si vous n'êtes pas familier avec cette image, voici quelques indices pour identifier la jeune et la vieille femme : le menton de la jeune correspond au nez de la vieille, l'œil de la vieille correspond à l'oreille de la jeune, le collier de la jeune correspond à la bouche de la vieille ...


Lorsque nous faisons face à une situation ambiguë, notre cerveau va automatiquement chercher à réduire l'ambiguïté. Il va le faire, entre autres, à partir de ses aprioris.


Notre cerveau va réduire l'ambiguïté de ce qu'il perçoit pour que cela ait un sens pour lui. Les facteurs qui nous font voir la jeune plutôt que la vieille sont multiples et je ne vais pas rentrer dans le détail. L'intérêt de cette image est qu'elle nous montre que l'on ne perçoit pas le monde tel qu'il est mais plutôt tel que nous sommes. 


Nous ne percevons pas le monde tel qu'il est, nous le percevons tel que nous sommes.


En conséquence, la façon dont on perçoit les choses nous parle de nous-même. Nous allons y revenir. 


L'illusion de Müller-Lyer


Des trois segments ci-dessous, quel est le plus grand ?



Vous avez probablement désigné celui du milieu parce que vous le voyez plus grand. Et pourtant, prenez une règle et mesurez les segments, vous verrez qu'ils sont exactement de la même taille. 


Notre cerveau nous joue des tours !


L'illusion d'Ebbinghaus


Des deux rond situés au centre de chacune des images ci-dessous, quel est le plus grand ? 


Vous avez certainement répondu celui de droite, et là encore, vous vous êtes trompé, votre cerveau vous a illusionné. La règle qui vous a permis de mesurer les segments de l'illusion précédente vous montrera que les deux rond sont exactement de même taille. 


Notre cerveau nous joue encore des tours !



L'illusion de Ponzo 


De ces deux segments gras verticaux, quel est le plus grand ?


Et bien contrairement à ce que vous avez probablement répondu, aucun puisqu'ils sont tous les deux rigoureusement de la même taille. Le contexte suggérant une perspective entraîne une illusion de grandeur. Tout comme la couleur des cases de l'échiquier d'Adelson, le cerveau nous fait voir autre chose que ce qui est, et même après les avoir mesurés, sachant donc qu'ils sont de même longueur, nous continuons à les percevoir de différente taille. 


Notre cerveau nous joue toujours des tours !


Notre cerveau bouche les trous ...


Voyez vous le triangle blanc ?

Oui ?

Et bien vous voyez quelque chose qui n'existe pas. Aucun triangle blanc n'est dessiné dans cette image. Notre cerveau bouche les trous et nous fait voir ce qui pour lui fait sens. 



Motif de Kaniza


Pensez à toutes les fois où vous avez automatiquement supposé quelque chose sans réellement savoir si c'était réel ou pas. Quand vous étiez certain(e) que votre collègue a fait quelque chose exprès pour vous embêter, que votre partenaire absent l'était pour faire une course alors qu'il était dans le garage, que vous étiez la cause de la contrariété que vous avez perçue dans le comportement d'un proche alors que celui-ci l'était pour une toute autre raison. 


Nous ne percevons pas le monde tel qu'il est, nous le percevons tel que nous sommes, et notre cerveau bouche les trous.


Non seulement notre cerveau bouche les trous, il nous raconte des histoires, mais en plus, il réécrit l'histoire, il invente des faux souvenirs.


... et crée de faux souvenirs


Je vous invite à prendre connaissance des travaux d'Elizabeth Loftus, psychologue cognitiviste américaine, spécialiste de la mémoire dont elle a démontré la malléabilité.


En effet, notre mémoire, sous l'influence de multiples facteurs, est à géométrie variable, allant même jusqu'à la création de souvenir de chose ou d'événements n'ayant pas existé, c'est-à-dire de "faux souvenirs". 


Dans ses expériences, elle demande à des sujets de visionner des vidéos ou des photos d'événements variés, telle que la photo d'un accident de la circulation. Elle pose ensuite des questions aux sujets pour explorer leurs souvenirs des faits observés. Ainsi, elle a mis en évidence de nombreuses erreurs dans les témoignages, provoquées par la manière dont les questions sont posées. Un exemple typique est de demander aux sujets de quelle couleur était la camionnette stationnée derrière la scène (or la camionnette n'a jamais existé). De nombreux sujets sont influencés par cette question et pensent alors avoir vu une camionnette. Ses découvertes ont eu des conséquences appliquées sur les techniques d'interrogation de témoins dans les affaires judiciaires.


Il n'est pas fréquent d'avoir des éléments de preuves qui attestent de nos affabulations. 25 ans après les faits, lors d'un grand rangement de mes placards, je retrouve les lettres que ma femme m'avait envoyées en 1989 lorsque j'étais coopérant en Chine. Dans une de ces lettres, elle s'excusait de ne pas m'avoir informé de sa grossesse et de l'avortement qu'elle a fait en janvier. Alors que dans nos souvenirs, elle m'en avait parlé. C'était quelques semaines avant que je ne parte pour 18 mois faire mon service militaire en tant que coopérant à Pékin. Nous en avions parlé et étions tous deux d'accord pour ne pas garder l'enfant. 


Lorsqu'en 2014 elle relit les lettres qu'elle m'a envoyées, elle voit que la réalité de l'époque est différente de celle de nos souvenirs. Elle se savait enceinte en décembre, ne me l'a pas dit, a avorté début janvier, puis m'a demandé mon avis fin janvier avant que je ne parte en Chine, me pose la question de garder l'enfant alors qu'elle avait déjà avorté.


De mon côté, j'ai reçu cette lettre de 1989 où elle disait ce qui s'était effectivement passé. Et pourtant, je n'ai gardé souvenir que de la première version. Nous avons tous les deux gardé de faux souvenirs de ce qu'il s'était réellement passé. 


Notre cerveau nous joue des tours, fait les arrangements qui lui vont bien sans se soucier de ce qui est vrai ou faux. Allez voir les travaux de Loftus, vous verrez que les conséquences de nos faux souvenirs de victimes furent très lourdes de conséquences pour certains qui ont passé des années derrière les barreaux d'une prison, voir qui sont passés sur la chaise électrique aux USA, alors qu'ils étaient innocents. 


Notre cerveau ne se soucie pas de ce qui est vrai ou faux. Il produit des représentations qui font sens, il bouche les trous au point de parfois nous faire voir des choses qui n'existent pas et de créer de faux souvenirs. 


Décryptage visuel


En regardant cette image noir et blanc, il est fort probable que vous soyez incapable de discerner quoi que ce soit. 



Tournez la page et allez voir la même image plus détaillée en couleur, puis revenez à l'image en noir et blanc. Et miracle ! Là où vous ne voyiez que des taches noires et blanches vous apparaît maintenant le serpent. 



Ainsi, nous construisons des images de ce que nous percevons avec nos sens à partir des images et autres informations dont nous disposons dans notre mémoire. 


Nous construisons des images de ce que nous percevons avec nos sens à partir des images et autres informations dont nous disposons dans notre mémoire.

Décryptage sonore


De la même façon que nous sommes plus à même de décrypter des images ambiguës que nous avons déjà vues, nous décryptons plus facilement les sons que nous avons déjà entendus. Vous en avez une démonstration dans la conférence d'Anil Seth dont voici le lien Youtube calé au moment où la démonstration commence : 

Extrait conférence Anil Seth : https://youtu.be/lyu7v7nWzfo?t=365


Vous en avez probablement vous-même fait l'expérience, surtout si vous avez voyagé à l'étranger. Dans une foule de gare ou d'aéroport, on entend un brouhaha, une multitude de sons, de voix, de bruits, tous indistinguibles, sauf si une personne se met à parler une langue qui nous est familière. Tout à coup, dans le brouhaha se distingue quelque chose d'intelligible.


Quand je suis arrivé en Chine en 1988 pour faire mon projet de fin d'étude d'ingénieur Arts et Métiers, malgré les six mois pendant lesquels j'ai suivi des cours intensifs de mandarin, je ne comprenais absolument rien. Tout ce que j'entendais n'était qu'un amas de sons que j'étais incapable de distinguer les uns des autres. Ce n'est que plusieurs semaines plus tard, étudiant assidûment la langue, que j'ai commencé à reconnaître telle ou telle syllabe, à distinguer ceux que je connaissais des autres. C'est à partir de ce moment-là que j'ai commencé à progresser à vitesse grand V. J'avais emmagasiné suffisamment de sons pour les reconnaître et les distinguer. Mes oreilles entendaient la même chose que le premier jour où je suis arrivé à Pékin, mais mon cerveau était beaucoup mieux équipé pour décrypter les stimuli sensoriels transmis par mes nerfs auditifs. 



Nous pourrions continuer pendant longtemps à passer en revue toutes les illusions de toutes sortes. Ce qu'elles nous montrent, et même démontrent, c'est que nous sommes en lien avec le monde qui nous entoure et nous même à travers les représentations que nous nous en faisons, et que ces représentations ne sont pas la réalité, ne sont pas réelles. Elles représentent le réel, elles constituent notre réalité subjective, mais elles ne sont pas le réel objectif. 


Je suis en lien avec le réel objectif, la réalité du monde et de moi-même, à travers les représentations subjectives que je me fait du monde et de moi-même ... représentations qui ne sont pas réelles* !!!

(*) qui ne sont pas le réel qu'elles représentent


Un cerveau efficace mais de travers


Notre cerveau est extrêmement complexe. Constitué de 86 milliards de neurones, d’un million de milliards de connexions, nous sommes obligés de simplifier pour comprendre le monde. Pour cela, le cerveau fonctionne avec ce que l’on appelle des heuristiques, des raccourcis cognitifs, très rapides, très efficaces, qui marchent très bien la plupart du temps, mais pas toujours. Par exemple, très souvent, les corrélations nous permettent d’identifier des causes, mais parfois, elles nous induisent lourdement en erreur. Il peut y avoir une corrélation entre la présence de grenouilles et la pluie, et pourtant, ce n’est pas pour cela qu’il a plu des grenouilles.


Ces heuristiques sont aussi appelées biais cognitifs lorsqu’elles produisent des résultats qui dévient de la vérité, lorsqu’elles aboutissent à des conclusions erronées, trompeuses, fausses. Autrement dit, lorsqu’elles produisent des représentations qui dé-coïncident du réel, une carte qui ne correspond pas au territoire qu’elle décrit. 


Pour illustrer et bien vous faire sentir ce qu’est une heuristique, je vous propose de faire l’exercice suivant. Dans un premier temps, dites à voix haute tous les mots que vous lisez ci-dessous et observez la fluidité avec laquelle vous arrivez à le faire. 



Dans un second temps, dites toujours à voix haute, non pas les mots que vous lisez, mais la couleur de la police de caractère de chaque mot. Vous devez donc pour le mot inscrit en haut à gauche dire vert même s’il est écrit jaune, puis rouge pour le suivant, et ainsi de suite. 


Pas si facile, n’est ce pas ? Que se passe-t-il ?



Selon Daniel Kahneman, le cerveau fonctionne selon deux systèmes distincts et complémentaires. Un système 1 heuristique  (rapide, instinctif et émotionnel), et un système 2 algorithmique (plus lent, plus réfléchi et plus logique). Pour lire les mots, c’est le système 1 qui s’active. Cela ne demande aucune réflexion, c’est très rapide. Pour nommer la couleur de la police de caractère utilisée pour écrire les mots, cela nécessite non seulement de verbaliser la couleur perçue, mais en plus d’inhiber le système 1. 


D’après les travaux d’Olivier Houdé, il existe un troisième système inhibiteur que nous pouvons entraîner pour permettre au système 2 de prendre le dessus et produire ainsi des cartes qui coïncident un peu plus avec le territoire. 


La combinaison de ces systèmes nous permet de produire, de la façon la plus efficace possible, des représentations plus ou moins fiables. Parfois, l’efficacité s’obtient au détriment de la fiabilité, et nos représentations se trouvent décalées de la réalité. Comme si nous avions visé une cible de façon biaisée. On parle de biais cognitifs. 

Les principaux biais cognitifs


Nos biais sont très nombreux. Ils peuvent être de jugement, de raisonnement, sensori-moteurs, attentionnels, mnésique … Il serait trop long de tous les passer en revue ici. Je vous propose d’en détailler quelques-uns seulement, mais je ne saurais trop vous recommander d’étudier la question, car le simple fait d’en connaître l’existence peut vous prémunir de tomber dans certains pièges, et donc vous éviter de vous retrouver dans des situations embarrassantes. On ne peut pas s’en défaire. Ils sont inhérents à notre fonctionnement humain. De la même façon que notre corps ou l’ego (image et conception que nous avons de nous-même) font partie intégrante et sont indissociables de ce que nous sommes, les biais cognitifs sont inhérents au fait d’avoir un cerveau et ne peuvent pas être éliminé … à moins d’enlever le cerveau, ce qui, vous en conviendrez, est une solution un peu trop radicale qui reviendrait à jeter le bébé avec l’eau du bain.


Le biais d’attribution

On parle de biais d’attribution lorsque l'on attribue, à tort, une cause à un effet : faire la confusion entre cause interne et cause externe, attribuer des intentions hostiles aux autres, ou encore avoir tendance à s’attribuer la paternité de ses succès mais pas de ses échecs. On parle de biais d’attribution causale, de biais d’attribution hostile, et de biais d’auto-complaisance. 


Par exemple, une personne coupe la file d’attente dans laquelle nous attendons notre tour au guichet de la poste. Nous pensons qu’il est malpoli (cause interne à l’individu) alors qu’en fait, le guichetier lui ayant demandé de fournir un document manquant l’a invité à se le procurer et à revenir le voir sans refaire la queue (cause externe).

Nous croisons un automobiliste dans un virage qui non seulement a failli nous rentrer dedans, mais qui en plus nous a crié “porc” par la fenêtre. Nous attribuons ce comportement à ses piètres compétences de conducteurs et à son manque de civisme … jusqu’au moment où nous nous retrouvons nez à nez avec un cochon au beau milieu de la route. 

Une personne nous bouscule sur le quai du métro et manque de nous faire tomber sur la voie. Furieux, nous nous retournons et sommes prêt à en découdre avec ce malotru. Notre colère se transforme en compassion lorsque nous constatons que le “malotru” est aveugle avec une canne blanche. 


Il convient donc de se méfier des conclusions hâtives que nous pouvons tirer sur les situations ou les personnes que nous rencontrons. 


Le biais de confirmation

C’est un biais particulièrement fréquent et puissant qui nous pousse à valider nos opinions auprès des instances qui les confirment, et à rejeter d'emblée les instances qui les réfutent. Autrement dit, nous allons préférer les éléments qui vont dans le sens de nos croyances plutôt que ceux qui les infirment. Cela requiert de faire un effort pour accueillir et étudier les avis contraires. C’est parfois inaccessible lorsque nos croyances nous rendent aveugle à ce qui les remet trop radicalement en question. 


J’ai été fortement sous l’emprise de ce biais lorsque j’étais dans la secte dont je vous ai parlé en introduction de ce livre. La sélection des informations que j’acceptais de considérer et les pirouettes intellectuelles que j’arrivais à faire avec celles qui étaient trop dérangeantes m’ont permis de rester dans une illusions complètement hors-sol, de confirmer une croyance que je considérais comme étant la vérité, mais qui reposait sur des mensonges et des incohérences qui me sautent aux yeux aujourd’hui. 


Plus nous sommes identifiés à nos croyances, plus nous faisons reposer notre valeur, notre place dans le monde, voire notre existence sur la représentation que nous nous faisons du monde et de nous-même en son sein, plus nous sommes attachés à ces croyances. C’est un attachement quasi viscéral que le biais de confirmation protège et renforce en sélectionnant les informations d’une part, et en les interprétant d’autre part. 


La mouvance complotiste grandissante bénéficie de ce phénomène, au point de promouvoir des réalités alternatives qui remettent en question un corpus de connaissances ou des faits historiques solidement établis comme le fait que la Terre est ronde, que l’homme a marché sur la lune en 1969, ou que les vaccins fonctionnent bel et bien. L’accès à une abondance d’informations d’une part, et l’entre-soi favorisé par les réseaux sociaux d’autre part fait que non seulement nous sommes abreuvés d'informations qui nous confortent dans nos croyances, mais nous participons également à les diffuser encore plus largement. 


N’échanger qu’avec des personnes partageant notre vision du monde nous expose à rester cloîtré dans le château fort de nos convictions. En sortir est très difficile. Le réel étant ce qu’il est, indépendamment de notre façon de nous le représenter, ce sont les confrontations avec celui-ci qui viennent ébranler plus ou moins violemment la structure de ce château fort, voire, comme ce fut le cas pour moi, le faire s’écrouler totalement. 


Développer une pensée critique, ou plutôt une pensée méthodique d’une part, et collaborer avec d’autres personnes pour confronter nos points de vue d’autre part, permet de réduire les risques d’effets délétères de tous les biais en général et du biais de confirmation en particulier.


L’effet Dunning Kruger

En 1995, persuadé d’être invisible aux caméras grâce au jus de citron avec lequel il s’était enduit, un individu a cambriolé deux banques à visage découvert. Intrigués par l’assurance avec laquelle celui-ci pensait que le jus de citron allait avoir sur lui l’effet de type encre sympathique, les psychologues David Dunning et Justin Kruger essayèrent de comprendre les raisons d’un tel comportement.

 

Leurs recherches aboutirent à la mise en évidence du phénomène qui porte aujourd’hui leurs noms et qui peut se résumer ainsi : les moins qualifiés ont tendance à surestimer leurs compétences, et les plus qualifiés à les sous-estimer.


On a pu observer dans les médias une recrudescence de cet effet pendant la pandémie de sarscov-2 en 2020. Nombreux furent les intervenants parfaitement incompétents à prendre position de façon tranchée comme s’ils avaient la science infuse. Un effet délétère de ce biais est l’illusion de connaissance qui est plus dangereuse que l’ignorance (voir page XX de l’introduction). 


L’effet Barnum

L’effet Barnum décrit/désigne notre propension à accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à soi-même. Après avoir soumis ses étudiants à un test de personnalité, le psychologue Bertram Forer, leur demande d’évaluer la pertinence du résultat sur une échelle de 0 (médiocre) à 5 (excellent). La moyenne des évaluations a été de 4,26. Les étudiants ont donc évalué leur résultat comme particulièrement pertinent. Sauf que chaque étudiant a reçu le même texte (oui oui, exactement le même texte) construit à partir d’un recueil d’horoscopes. Cet effet fait la fortune des pseudo-voyants, astrologues et autres diseurs ou diseuses de bonne-aventure. 


Le biais du survivant

Le biais des survivants est une forme de biais de sélection consistant à tirer des conclusions sur la seule base d’occurrences de succès mais qui sont des exceptions statistiques. 


L'étude des dommages causés par le feu ennemi sur les bombardiers de retour de mission pendant la seconde guerre mondiale ont incité les militaires britaniques à renforcer les zones de l’appareil présentant le plus d’impacts. Ce qui est exactement le contraire de ce qu’il fallait faire car ce sont les impacts des avions qui ne sont pas revenus à la base qu’il aurait fallu étudier et prendre en compte. Abraham Wald, statisticien américain d’origine austro-hongroise, a recommandé de renforcer les parties les moins touchées, ce qui a eu pour effet d’augmenter le taux de retour des appareils. 


L’illusion des séries

L’illusion des séries consiste à voir des coïncidences dans des données au hasard. Cela nous pousse à tirer des conclusions et à prendre de mauvaises décisions. L’exemple le plus connu de cette illusion est l’erreur dite du parieur qui pense que plus une pièce est tombée sur face, plus elle a de chance de tomber sur le côté pile. Hors, la probabilité de chaque lancé est toujours de 50%. La proportion sur de grandes séries va tendre vers 50% mais chaque lancé de pièce se fait indépendamment du résultat des précédents lancés Ce n’est pas parce la pièce est tombée 5 fois sur pile qu’elle a plus de chance de tomber sur face la 6ème fois. Certains en ont fait les frais, se ruinant au casino avec des martingales efficaces en théorie, mais pas en pratique. 


Biais des coûts irrécupérables

Ce biais consiste à prendre en compte les coûts déjà engagés dans un projet pour décider de la suite à lui donner. Hors, ce qui a déjà été payé est irrécupérable. Ce qui a dors et déjà été dépensé ne devrait donc pas être pris en considération dans la décision de la suite à donner au projet. Et pourtant ... 


Par exemple, si vous êtes en train de vous ennuyer en regardant un film au cinéma, sous l’emprise de ce biais, vous allez rester jusqu’à la fin du film pour ne pas perdre ce que vous a coûté le billet. De l’argent investi pour vous distraire et passer un bon moment, mais que vous gâchez en vous imposant de vous ennuyer plutôt que de sortir et faire quelque chose de plus satisfaisant. 


Ce biais peut nous faire dépenser toujours plus pour rentabiliser les investissements passés, ce qui provoque une escalade des coûts, même si l'on sait que le projet ne sera finalement pas rentable. Ce fut le cas du Concorde dont on a su très rapidement que ce serait un échec commercial.


Arrêter un projet dans une phase avancée gâcherait l’argent, l’énergie ou le temps déjà investi ? Non, car il est déjà perdu, il est déjà gâché. En revanche, cela éviterait d’en gâcher davantage. Pensez-y quand vous regarderez un navet, que vos vacances sont “à chier” ou qu’un projet n’a plus de sens pour vous. Ne tenez pas compte de ce que cela vous a coûté, concentrez vous sur ce que vous avez besoin d'accomplir et ce qui vous serait le plus bénéfique pour y arriver.


Mais aussi ...

Parmi les nombreux biais identifiés et étudiés, on peut également citer le biais de cadrage (on n’évalue pas l’information objectivement mais sur comment on la cadre), le biais de primauté (être influencé par l’information qui arrive en premier), le biais de récence (être influencé par l’information qui arrive en dernier), de l’effet de halo (le fait d’attribuer des qualités à quelqu’un uniquement sur la base de son apparence physique), l’effet stroop (incapacité d'ignorer une information non pertinente, effet illustré par le test de lecture de la couleur de la police de caractères que vous avez fait page XX), l’effet de simple exposition (avoir préalablement été exposé à quelqu'un ou à une situation le/la rend plus positive), le biais d’ancrage (influence laissée par la première impression), le biais rétrospectif (ou l’effet “je le savais depuis le début”), la croyance en un monde juste, …


Codex des biais cognitifs


Le raisonnement motivé

Dans l’ambitieux projet de production de cartes qui correspondent au territoire, le raisonnement motivé constitue un autre écueil à surveiller. Qu’est-ce donc ? 


Le raisonnement motivé, c’est comme si nous avions deux modes de raisonnement pour résoudre un même problème. On peut en effet soit réfléchir comme un détective - investiguer, suivre les preuves et arriver à des conclusions -, soit réfléchir comme un avocat - motivé par la défense de son client, arranger la réalité pour avoir raison et arriver à des conclusions déterminées à l’avance. 


C’est cette deuxième manière de penser que l’on qualifie de raisonnement motivé. Quand on a passé beaucoup de temps et consacré beaucoup d’énergie à quelque chose, on ne veut pas que ce soit pour rien, on ne veut pas la perdre, on ne veut pas qu’elle soit fausse. On va pour cela restructurer la réalité pour avoir raison. La faillite de grands noms de l’industrie illustre ce phénomène. De prestigieuses entreprises ont fait les frais du raisonnement motivé de leurs actionnaires ou de leurs patrons. Par exemple, la société Kodak créée en 1881, leader sur le marché de la photographie, n’a pas réussi à prendre le virage de la révolution numérique et s’est trouvé dans l’obligation de déposer le bilan en 2012.


Recommandations

Pour en savoir plus, je vous recommande les ressources de vulgarisation scientifiques suivantes :


Playlist “Crétin de cerveau” de la chaine Youtube Science Étonnante :

https://www.youtube.com/c/ScienceEtonnante 

Chaine Youtube Hygiène Mentale : 

https://www.youtube.com/c/HygièneMentale 





En fait, notre cerveau est le plus grand illusionniste de l'univers. Il biaise notre perception du réel, il nous joue constamment des tours et nous croyons tous en ses fictions car c'est ce qui constitue purement et simplement notre réalité. Notre perception est entièrement créée dans notre cerveau. Il produit et adapte constamment des cartes du monde et de nous-même pour nous permettre de vivre et de survivre dans l'environnement qui est le nôtre.


Vivre et survivre


Je précise vivre et survivre car ce sont, de façon très synthétique, les deux dynamiques qui caractérisent nos réactions face à ce à quoi nous sommes confrontés. Et il s'avère qu'en cas d'ambiguïté, notre cerveau aura plutôt tendance à privilégier les représentations présentant des risques que celles présentant des opportunités, donc à activer plutôt une dynamique de protection et de survie qu'une dynamique d'ouverture et de vie. Plusieurs études ont mis en évidence ce phénomène qui s'explique par l'héritage des générations qui nous ont précédé,  vivant pour les plus anciennes dans des environnements où le risque de se faire attaquer par un prédateur était quasi quotidien. Le chasseur cueilleur préhistorique qui anticipait systématiquement un danger a eu plus de chance de survivre que celui qui, au bout de 50 fois, s'est dit "ce n'est rien, juste le vent ou je ne sais quoi", et qui s'est fait dévoré la 99ème fois. Au final, celui qui se sera fait peur 100 fois sur 100 dont 99 fois pour rien a survécu, l'autre pas. Et c'est bien-sûr du survivant dont nous avons hérité la façon dont nous réduisons les stimuli ambigus. 


Par exemple, à l'instar de ce qui se passe avec l'image jeune femme vs vieille femme, nous avons plutôt tendance, à la vue d'une un forme sinueuse au bord du chemin en forêt, à percevoir un serpent plutôt qu'une branche d'arbre ou une saucisse de Francfort. 


Autre exemple qui illustre ce réflexe de survie, le mal de mer qui nous fait vomir. Pourquoi ? Nous avons le vertige lorsque nous sommes en hauteur et lorsque nous souffrons d'une intoxication. Au niveau de la mer nous ne sommes pas en hauteur. Donc, pour le cerveau, nous sommes intoxiqués. Vomir est la réponse de survie à cette sensation qui alerte d'un danger de mort. Bien sûr, des séjours prolongés sur un bateau font que le cerveau intègre qu'il n'y a pas de danger d'intoxication, il n'active donc plus la sensation de nausée, le mal de mer disparaît. Ce qui a été mon cas, non pas pour le mal de mer, dont je souffre toujours même sur un lac, mais pour le mal de l'air que j'avais au début de mes déplacements en avion -- j'étais un utilisateur assidu des sacs papiers fournis par la compagnie aérienne -- mais qui a totalement disparu au fil des années et, surtout, de mes nombreux voyages.


Tout est illusion ?


Ainsi, nous vivons constamment dans un monde de représentation, dans notre monde subjectif d'illusions. Mais tout n'est pas illusion, le réel n'est pas une illusion, et toutes les représentations ne se valent pas. Sur l'échelle de la véracité - c'est-à-dire qui rend effectivement bien compte du réel (vous vous souvenez, le cylindre, le rond, le carré, cf page XX) -, nos représentations oscillent entre 0 et 100%. On démarre bien à 0 car nos représentations peuvent être complètement hors-sol, totalement déconnectées du réel. A l'instar de Vulcain qui était censé expliquer le décalage du périhélie de Mercure (cf page XX), nous pouvons nous représenter et croire en l'existence d'objets de l'univers qui n'existent pas dans l'univers. 


Dans le cas de Vulcain, on peut presque dire que nous avons prouvé son inexistence, pas uniquement du fait de notre incapacité à l'observer (ce n'est pas parce que l'on ne voit pas une chose qu'elle n'existe pas), mais surtout grâce au nouveau modèle de représentation qui a permis d'expliquer le décalage, à savoir la théorie de la relativité générale qu'Albert Einstein a publié en 1915 et qui se trouve, plus d'un siècle plus tard, toujours très solide pour expliquer et prédire les phénomènes physiques dit gravitationnels dans l'univers. L'émergence de cette nouvelle théorie a rendu caduque l'hypothèse d'existence de la planète Vulcain.


Prouver l'inexistence et la charge de la preuve


Faisons une parenthèse pour parler d'un argument cher à ceux qui croient fermement en quelque chose à quoi ils confèrent une réalité physique sans pouvoir objectivement prouver son existence (par exemple la licorne rose de Paul - cf page XX). C'est souvent l'ultime argument lorsque tous les autres ont été recalés : "Prouve moi que ce que je dis est faux". C'est ce qu'on appelle une inversion de la charge de la preuve. C'est un sophisme tout comme "Prouvez moi que la télépathie n'existe pas, ou alors c'est qu'elle existe" (En l'occurrence, si vous arrivez à le prouver selon un protocole scientifique rigoureux, vous gagnerez 100 000 dollars.


C'est à celui qui fait une affirmation d'apporter les preuves de la véracité de son affirmation, pas aux autres de prouver que c'est faux, ce qui, dans les cas où il est question de l'existence de quelque chose, est impossible. On peut invalider des hypothèses mais on ne peut pas prouver l'inexistence. C'est ce qui c'est passé pour la planète Vulcain qui découlait d'une hypothèse venant expliquer un phénomène observé. Si Vulcain existe, elle se situe à cet endroit précis. On braque les télescopes dans la direction, pas de planète ! Ce qui invalide l'hypothèse mais ne prouve pas l'inexistence. On fait d'autres hypothèses, comme celle d'un gaz diffus qui fait masse ... toutes les hypothèses ont été invalidées. L'existence de Vulcain n'a pas été prouvée, mais encore une fois, cela ne prouve pas son inexistence. L'absence de preuve n'est pas une preuve d'absence. 


Jusqu'au jour où une nouvelle théorie, une nouvelle carte, une nouvelle représentation a vu le jour et dans laquelle il n'y avait plus de décalage entre prédictions et observations, décalage qui avait motivé l'émission de l'hypothèse de l'existence de Vulcain. Le nouveau modèle rendant plus fidèlement compte de la réalité et réduisant le désaccord entre calculs et observations, l'hypothèse de l'existence de Vulcain disparut en tant qu'hypothèse.  


Pas de preuve d'existence, pas de raison de croire en l'existence au delà du statut d'hypothèse, ce qui place quelque part entre zéro et cent le curseur sur l'échelle de véracité. Ce n'est que quand l'hypothèse devient caduque, y compris pour ceux qui l'ont émise, que le curseur se place sur zéro. On peut continuer à parler de Vulcain sachant que l'on parle de quelque chose de 100% fictif, sans réalité objective.



Ainsi, nous vivons selon les représentations que nous nous faisons du monde et de nous-même. A l'évidence, toutes les représentations ne se valent pas. Certaines rendent indéniablement mieux compte que d'autres de la réalité du monde et de nous-même. Autrement dit, toutes les représentations ne se valent pas en termes de véracité, elles correspondent plus où moins fidèlement à la réalité. Certaines sont exactement représentatives. D'autres sont totalement illusoires sans lien avec le réel, ce qui n'est pas sans conséquences.


Exemple : Pierre se fait des films


Marie et Pierre sont en couple depuis un an. Lorsque Marie ne répond pas rapidement aux messages ou aux appels de Pierre, il se met à imaginer toutes sortes de raisons qui expliqueraient l'absence de réponses de Marie. "Elle ne veut pas me répondre", "Elle me cache quelque chose", "Elle est avec un autre homme", "Elle me trompe". Toutes ces suppositions ne sont pas du tout en lien avec la réalité, Marie est très amoureuse de Pierre et n'a nullement le désir de rencontrer un autre homme que lui. 


Les suppositions de Pierre sont hors-sol, au niveau zéro sur l'échelle de véracité, ne correspondent en rien à la réalité. Mais les réactions émotionnelles provoquées par ce que Pierre s'imagine sont, elles, bien réelles, tout comme les questions inquisitrices qu'il pose à Marie. Ce qui altère considérablement son bien-être d'une part, et la qualité de leur relation d'autre part.




Toutes les représentations ne se valent pas. Certaines rendent indéniablement mieux compte que d'autres de la réalité du monde et de nous-même.


Mais alors, qu'est ce qui nous fait privilégier des représentations illusoires sans lien avec la réalité par rapport à celles qui correspondent exactement au réel ?


L'illusion de sécurité


Une des raisons qui nous fait privilégier une représentation par rapport à une autre provient de notre naturel besoin de sécurité, qui se traduit par un besoin de contrôle, et donc de compréhension. Cela nous pousse à décrire et à donner du sens à tout ce que nous percevons, à tout ce qui nous arrive. On interprète, on bouche les trous, on extrapole, ... peu importe si cela correspond à la réalité, l'illusion de "savoir" ce qui se passe nous rassure. Même si ce "savoir" est anxiogène (il y a des démons dans la pièce), ça rassure car cela nous donne l'impression de pouvoir faire quelque chose pour se défendre et se mettre en sécurité (je peux faire appel à un prêtre exorciste pour qu'il nous en débarrasse). 


Une sécheresse ? Prions pour réclamer l'aide du tout puissant. 

Une maladie ? Faisons une saignée pour faire sortir le mal. 

Le tonnerre gronde ? Dieu est en colère, craignons son courroux et obéissons lui. 


Faire une saignée ou des prières n'a pas d'effet sur la maladie ou la sécheresse. En ce qui concerne la saignée, à part pour certaines pathologies bien précises, elle produit même des effets plutôt négatifs sur l'état de santé du patient. Mais cela nous donne l'illusion de contrôle sur les choses et donc l'illusion de sécurité. Ça nous rassure, tout en, paradoxalement, nous exposant à d'autres dangers, comme ceux inhérents au fait d'être affaibli par les prélèvements sanguins. Si, compte tenu des considérables progrès de la médecine, on ne pratique plus guère la saignée au XXIème siècle, les appels à la prière pour influer sur le climat sont, quant à eux, toujours d'actualité.


Quant au tonnerre, nous connaissons aujourd'hui les phénomènes qui le provoquent. Nous n'avons plus besoin de convoquer l'existence d'une entité surnaturelle pour l'expliquer et nous savons quoi faire pour limiter les risques de se faire foudroyer. Et pourtant, cela n'empêche pas certaines personnes d'y voir des signes et des messages surnaturels.


Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est, nous le voyons tel que nous sommes


Et si nous sommes anxieux, cela affecte la façon dont nous voyons le monde au point parfois de nous en faire une représentation en décalage avec la réalité du monde. Nous nous mettons à  maquiller ou à occulter certains aspects de la réalité, ce qui nous permet de vivre dans le relatif confort de se sentir en sécurité. 


Jusqu'au jour où la confortable illusion se trouve confrontée à la dure réalité (du réel) qui, à n'en pas douter, prendra toujours le dessus sur le fictif. Je peux croire dur comme fer que si je saute par la fenêtre je vais pouvoir voler, la gravitation va immanquablement me faire tomber vers le sol, ce qui, au contact sensible (comprenez douloureux) de celui-ci, va me sortir du douillet confort de mes illusions. Plus grand est le décalage entre notre représentation subjective et la réalité objective, plus nous sommes en danger de violent réajustement de nos représentations lorsque celles-ci se confrontent au réel. 


Il y a là un paradoxe intéressant à souligner, celui de la recherche de sécurité qui biaise notre perception et induit des comportements qui nous mettent en danger. Chercher la sécurité est censé nous mettre à l'abri du danger, mais nous met paradoxalement en danger. 


Une variante de ce phénomène est ce qu'en sciences sociales et psychologiques on appelle les prophéties autoréalisatrices.



Prophéties autoréalisatrices


La prophétie autoréalisatrice (de l'anglais self-fulfilling prophecy) est un concept de sciences sociales et psychologiques utilisé pour traduire une situation dans laquelle quelqu'un qui prédit ou s'attend à un événement, souvent négatif, modifie ses comportements en fonction de ces croyances, ce qui a pour conséquence de faire advenir la prophétie. Source : Wikipedia

Une rumeur qui annonce la pénurie d'une denrée provoque un sur-stockage par les consommateurs des denrées en questions ce qui vide les entrepôts et provoque une pénurie qu'il n'y aurait pas eu si les consommateurs n'avaient pas fait des réserves par peur de manquer = prophétie autoréalisatrice.


Il en est de même de la bourse. Si une rumeur annonce que la valeur d'une action va baisser, ses détenteurs vont chercher à les vendre au plus vite et massivement, ce qui provoquera effectivement la baisse du cours de cette action = prophétie autoréalisatrice. 


Un état qui pense que l'état voisin souhaite lui faire la guerre investit dans son armée pour préparer sa défense, ce qui est perçu par le voisin comme une intention de lui faire la guerre, qui renforcera lui aussi son armée, jusqu'à ce qu'une étincelle mette le feu aux poudres que chaque partie à stocké pour se protéger d'un danger au départ illusoire = prophétie autoréalisatrice. 


Mon vol a eu du retard et j'ai à peine le temps pour prendre ma correspondance de train. Je dois passer les contrôles de douane au plus vite. Je suis stressé à l'idée de me faire arrêter pour une inspection de mes bagages. Je me dis "Avec la chance que j'ai, je vais certainement me faire contrôler". Ce qui ajoute à mon stress qu'un douanier aguerri détecte. Il m'arrête pour faire un contrôle de mes bagages = prophétie autoréalisatrice. 

Un antidote ?


Un antidote à ce genre de désagrément consiste à porter une attention juste aux choses et à faire la part des choses, c'est à dire à distinguer ce qui est connu, hypothétique ou inconnu, à distinguer dans ses propres pensées ce qui relève de faits, d'interprétations, de suppositions ou d'opinions. C'est veiller à ne pas prendre des vessies pour des lanternes, à ne pas réagir à des informations avant de s'être assuré de la véracité, ou pour le moins du degré de véracité, de celles-ci. 


C'est un exercice facile et difficile à la fois. Facile car à la portée de tous. Difficile car cela nécessite de suspendre son jugement et de faire un travail de vérification, ce qui n'est pas toujours accessible selon les circonstances, surtout si nous sommes sous l'emprise de fortes réactions émotionnelles. Et pourtant, si nous ne le faisons pas, les conséquences de nos réactions se basant sur des interprétations erronées ou la croyance en de fausses informations peuvent être dramatiques. 


Léon s'est fait berner par Gustave


Gustave souhaite s'approprier le commerce de Richard. Il fait croire à Léon que Richard s'adonne à la pratique de sacrifices d'enfant dans la cave de sa boutique, ce qui alimente son activité de trafic d'organes. Le sang de Léon, dont l'enfant a disparu quelques mois plus tôt, ne fait qu'un tour et tue Richard. A la suite de quoi Gustave rachète la boutique de Richard à bas prix. 


Cette histoire un peu simpliste peut vous paraître farfelue. Et pourtant ! Elle s'inspire de faits réels. De plus, pensez à toutes les rumeurs que l'on a fait courir tout au long de l'histoire dans le seul but de discréditer une communauté pour prendre le dessus sur elle, s'approprier ses biens ou son territoire. Les guerres et les génocides, on l'a vu dans le chapitre 1, ont systématiquement eu recours à ces pratiques pour arriver à leurs fins.


Nous verrons de façon plus détaillée au chapitre 8 ce que nous pouvons faire pour, autant que faire se peut, nous prémunir de tels drames. 


Peut-on résister aux illusions ? Non ... et oui ! 


Non car elles sont inhérentes à notre mode de fonctionnement. Une voiture peut-elle rouler sans roue ? Non, car rouler est inhérent au mode de fonctionnement d'une voiture, ce qui implique qu'elle a des roues. Sinon, ce ne serait pas une voiture mais un avion, un hélicoptère, une fusée, un bateau ... S'illusionner est inévitable car inhérent à notre mode de fonctionnement, à savoir de nous représenter le monde à travers des représentations fictives. Et ces représentations sont parfois totalement illusoires. 


Et oui, en les étudiant. En étant conscient que nous n'accédons qu'à la carte, jamais au territoire, et que la carte est fictive et illusoire. En connaissant le mode de fonctionnement de notre cerveau, en étant conscient de ses limitations cognitives, et en en tenant compte quand on analyse les choses, les faits, la vie en général.



Nous verrons plus en détails dans le chapitre 8 comment faire concrètement pour vérifier que nos représentations rendent fidèlement compte du réel. Avant cela, voyons plus en détail comment elles sont produites. Allons identifier dans ce que nous sommes, dans ce qui nous constitue, les éléments de réalité qui participent à la production de ces incontournables représentations constitutives de notre réalité subjective. Autrement dit, comment produisons-nous nos représentations ?

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